Elle raccrocha le combiné…
"Souviens-toi des bons moments...", lui avait répété la voix au téléphone.
Oh oui, bien sûr qu'elle se souvenait... Elle n'avait pas oublié, comment aurait-elle pu ? Comment aurait-elle pu oublier ces instants de complicité, si rares, entre sa sœur et elle...
Ni ce champ de blés, en ce dernier jour de l'été… ce champ de blés sur cette vieille photo qu'elle tournait et retournait entre ses doigts, déjà ridés...
L'orage menaçait, pourtant.... et les bagages attendaient d'être préparés pour le lendemain, le retour à Paris programmé tôt le matin... Elles avaient quand même trouvé le moyen de se sauver en courant pour aller voir une dernière fois le grand champ de leurs vacances !
Et cet émerveillement... les coquelicots avaient fleuri ! En l'espace d'une nuit ! Elles ne pouvaient pas le croire ! Elles s'étaient mises à gambader comme des gamines, jusqu'à ce que sa sœur exécute un plongeon radical, et totalement volontaire, dans les épis encore verts.
- t'es folle ?
- viens, viens !
Elles avaient roulé ensemble, longtemps... Essoufflées, elles avaient regardé le ciel, ensemble. Et parlé, longtemps...
Soudain, sa sœur s'était relevée :
- t'as pris l'appareil photo, dans le sac ?
- heu...non, je ne crois pas... ah si !!
- génial ! donne ! allez, vas-y, tourne-toi sur le côté.... bouge un peu !
- non... toi ! tu sais bien que je prends de plus belles photos que toi...
Ah, cette séance de photos ! Comment l'oublier ? De vraies folles ! Si on les avait vues... la séance s'était terminée.... à poils ! Quelle communion avec la nature ! Elles avaient imaginé des prises de vues invraisemblables, artistiques !... On de telles idées à l'adolescence... Et elles avaient ri, tellement ri... excitées par l'orage qui approchait...
Cette photo surtout, cette photo d'elle, réussie....
Elle s'était enfin laissé photographiée... Sa sœur l'avait allongée dans l'herbe, puis elle avait jeté une poignée de coquelicots dans ses longs cheveux noirs, étalés autour de son visage...
- t'es belle...
"T'es belle"...
"Ah, jeunesse, jeunesse perdue !", cria-t-elle soudain, en apercevant son reflet dans le miroir légèrement piqueté du salon.
Aujourd'hui, sa sœur n'est plus. On vient de lui annoncer la nouvelle.
Et tous ces pardons avortés... ruinés...
Il n'était plus temps. La vie les avait séparées trop longtemps. Que restait-il de ces instants ? Ces instants qui revenaient comme une évidence, comme la "seule" évidence...
Alors, avant de se laisser aller à pleurer - ces larmes nouées dans sa gorge, à fleur de paupières, ces larmes dont elle ne savait pas encore dans quel flot elles allaient l'entrainer, la noyer dans les minutes, les heures qui allaient suivre - elle pensa très fort.....
Elle pensa qu'elle allait attendre la mort, elle aussi, maintenant. Oui, elle le sentit de toute son âme. La mort, douce comme un champ de coquelicots. Un champ de coquelicots épargné par l'orage, un champ de lumière et d'azur...
Et ce visage immortalisé, heureux et confiant - le sien - sous l'œil aimant de sa sœur.
à ma sœur...