j'ai eu envie de reposter cette nouvelle en écho au texte de Dane ici
" Le vieux guide "
Une petite phrase, depuis longtemps déjà, joue dans sa tête avec son moral :
« Et si c’était ton dernier voyage ? Ton dernier compagnon de cordée. ? ».
Vincent est si fatigué. Usé. Il a perdu le feu sacré. La montagne ? Oui il l’a aimée. Et elle lui a bien rendu. Que de joies !...
Mais aujourd’hui le vieux guide n’en peut plus. C’est ainsi. Il en faut parfois si peu pour se sentir découragé, séparé, coupé de ce flux qui vous faisait vivre... Il ne saurait dire quand cette dépression a commencé.
Personne ne se doute de ses états d'âme. On lui confie toujours les courses les plus difficiles. Il est fatigué d’être ainsi responsable des plus faibles, des plus désespérés. Il se sent lui-même un cas désespéré...
Quand aura-t-il le courage de le dire ? De démissionner ? Quitte à décevoir peut-être... Depuis 5 ans la retraite lui tend les bras. Personne ne l'oblige à continuer...
Roger, son nouveau client semble si perdu ! C’est pour cela qu’on le lui a confié. Parce que Vincent est le guide le plus expérimenté. Le plus réputé.
Si seulement on savait !....
Saura-t-il être à la hauteur ? Il se pose cette question depuis bientôt 50 ans, mais elle prend aujourd’hui une ampleur proche de la panique !
Son client est malade. Très malade. Il a décidé de faire cette expédition comme on jette une bouteille à la mer. Ultime espoir.
« Et si ce voyage était celui de trop ? » répète la petite voix dans la tête de Vincent... Mais il n’a pas osé refuser. Pas osé prendre cette décision de tout abandonner. Comme il se sent lâche ! Et pourtant, il va devoir trouver le courage indispensable pour mener à son terme cette difficile mission...
Le jour « J » approche. Vincent a préparé son sac, comme d’habitude. Il a prit rendez vous avec Roger. Ils dormiront au refuge et à l’aube ils partiront pour une longue, très longue journée.
On attend beaucoup du vieux guide. Redonner le goût de vivre à son client, lui faire accepter son nouvel handicap, l’aider à se dépasser, à se prouver à lui-même que la vie ne s’arrête pas au seuil de la maladie....
Toutes ces belles paroles... Mais à lui, Vincent, qui va lui redonner le goût de vivre et de se battre ? Cela fait si longtemps qu’il n’attend plus rien.
De personne.
Il se demande s’il ne va pas cette fois céder à la panique et s’enfuir droit devant lui pour se perdre dans la montagne ! Il se sent trahi. Par qui, par quoi, il ne sait pas au juste.
Peut-être par cette montagne à qui il a tout donné.... et voilà où il en est aujourd'hui ! Pourtant il sait bien au fond de lui que la montagne n'y est pour rien. C'est lui qui n'a pas eu le courage de regarder la réalité en face, pas eu l'humilité peut-être de se faire aider dans les épreuves de la vie...
En tout cas, il est trop tard, de cela il est certain. Il a presque 70 ans... Quelle déception ! A présent, il a le sentiment que sa vie est un échec, qu'il s'est trompé. Sans doute depuis le début...
Pourtant, dans la fraîcheur du chalet de montagne, le vieux guide se lève au petit matin, se dirigeant vers la cuisine, comme d’habitude, comme s'il portait le poids du monde sur les épaules...
Une seule idée le réconforte et l'habite ce matin, comme s'il en avait rêvée toute la nuit : préparer le café pour son hôte ! Oui, c’est la seule chose dont il se sente "capable" en cette première journée d’excursion : préparer un café bien chaud !
"Ah, si seulement notre rôle pouvait se réduire à cela,..", songe-t-il avec délectation.". Se lever tôt le matin et préparer un bon café pour ceux que l'on aime !"...
Mais il va falloir marcher, marcher encore toute la journée. Et grimper. Porter ce sac qui chaque année semble plus lourd. Trop lourd. Et ne jamais faiblir. Redonner le moral à son client. Le tirer peut-être. Le porter même s’il le faut. Le consoler, le réconforter...
Parler, surtout, est le plus difficile. Trouver les mots justes... Et sourire. Rire. Il le faudra. Il est payé pour ça. Peut-être pour la dernière fois... il n'en sait rien.
Mais, là, soudain, dans la cuisine, un rayon de soleil l’éblouit !.. Il n’en croit pas ses yeux !... Le soleil levant caresse le dos voûté de Roger ,penché sur le vieux fourneau du refuge... Son pull-over marron a prit une couleur orangée qui irradie comme du feu, tandis qu’il surveille attentivement le café qui passe lentement dans la vieille cafetière de montagne....
Apercevant Vincent, il s’exclame, l'air émerveillé :
- Quelle belle journée, Monsieur Vincent ! Un peu de café ?
Deux bols ont été disposés face à la fenêtre, et une poignée de fleurs sauvages trône dans un grand verre, souriant à cette nouvelle journée pleine de soleil !
Interloqué, un peu perdu, Vincent s’assoie en hésitant à cette vieille table de montagne sur laquelle il a prit tant et tant de petits déjeuners... Le café est chaud à souhait, exactement comme Vincent l’avait rêvé pour son compagnon...
Le vieux guide regarde la montagne à la fenêtre ; plus belle que jamais...
Et soudain, comme au premier jour, il entend son appel ! De toute la force de sa joie ! Serait-il guéri tout à coup ? Il se sent régénéré, renouvelé !
Quelque chose dans les yeux brillants, quoique cernés, de Roger, lui dit qu’il en est de même pour son client, si triste la veille... Radieux, celui-ci regorge de vitalité, n’en finissant pas d’être aux petits soins pour son guide, le servant tendrement, presque maternellement...
- J’ai merveilleusement bien dormi ! confie enfin Roger, s'asseyant en face de Vincent, tout impatient d’exprimer sa joie. J’ai rêvé - oh, vous allez rire - j’ai rêvé d’un bon café bien chaud qui - comment dire ? - redonnait vie, espoir à toute chose !... Oh je sais bien, les rêves c’est de la bêtise... Pourtant il a fallu impérativement que je prépare le café pour vous ce matin et que j’aille cueillir ces quelques fleurs ! Et ça m’a fait un bien !...
... Alors, comment le trouvez-vous ?
- Quoi ? balbutie le guide, complètement abasourdi....
- Et bien, mon café pardi !... J’adore cette vieille cafetière. Elle me rappelle mon enfance, et ma grand-mère !
Vincent ne comprend rien. Plus aucune voix dans sa tête ne lui parle de " dernier voyage " et toute fatigue s’est envolée de ses épaules. Une tendresse nouvelle le submerge à travers le sourire rayonnant de Roger, et pour la première fois depuis bien longtemps, le guide ne se sent pas seul !
Retrouvant soudain la passion de ses vingt ans, il se lance alors dans l’explication détaillée de l’itinéraire de cette journée, qui s’annonce si magnifique !
La montagne lui sourit comme au bon vieux temps, mais aujourd’hui il a le sentiment que c'est différent : deux guides vont partir ensemble ! A la conquête de leur vie. Ensemble, l’un pour l’autre !
En guise de reconnaissance pour ce beau cadeau qu’il vient de lui faire - et pour l’excellence de son café ! - le vieil amoureux de la montagne plonge alors son beau regard délavé et complice dans celui de son nouveau compagnon de cordée.
Lui adressant son plus beau sourire, il ne trouve rien d’autre à lui dire que ce simple mot, qu’on lui a si souvent répété, et qui prend aujourd’hui toute sa saveur :
- Merci !
domi