"Les poupées"
C'est Noël. J'ai deux ans et demi. En haut des six étages de l'immeuble, on guette notre père Samuel qui vient - en personne - nous apporter notre cadeau de Noël !
On ne se demande pas pour quelle raison on ne le voit jamais ce Samuel qui est notre père. On sait seulement que c'est le plus beau jour de notre vie. Ça, on le sait. On a habillé notre cœur pour l'occasion. Maman a tout orchestré.
Mais voilà...
Ce qu'elle ignore, c'est qu'à deux ans, on est «supérieurement » intelligent (n'est-ce pas, Mme Dolto?).
Et mon intelligence supérieure d'enfant de deux ans me dit que quelque chose cloche :
Je me sens seule au milieu de cette réunion de famille.
Seule au monde.
Ce monde constitué de Samuel, de ma mère et de ma sœur.
Une famille.
Une vraie.
Dont je ne fais pas partie.
Sans bruit, un petit corps se détache doucement de la planète terre, et tombe, tombe à l'infini. Un petit corps que personne ne voit. Que personne ne remarque.
Quand on me ramène sur terre c'est pour m'acculer à ce terrible choix :
- « Quelle poupée tu préfères ?».
Samuel me demande - à moi ? - de choisir ?
Choisir.
Il faut choisir.
Pour cela : réfléchir.
Vite et bien.
Choisir celle que ma sœur n'aurait pas voulue.
Pour la cadette de deux ans que je suis, cela ne fait aucun doute. Je dois laisser la place à Caroline. SA place. Sa place de fille "légitime".
Voilà, c'est fait. Mon intelligence supérieure a encore frappé. Tout est arrangé. La capitulation est parfaite. La mise en scène réussie.
Belle mascarade.
La vérité ? Mon petit cœur d'enfant la connaît. Mes petits doigts d'enfants aussi - cherchant les notes de la chanson « Au clair de la lune » sur le clavier d'un piano à la poursuite de leur musicien de père - ils savent :
Samuel n'est pas mon père.
Je le sais.
Tout en moi le sait.
Sauf ma tête. Ma tête, elle, ne sait pas.
Elle n'est pas sûre. C'est ça qui est dur : le doute.
De toute façon ça fait bien trop mal. J'ai besoin d'y croire.
J'ai tellement besoin d'un papa...